Du sabre au manga : chronique d'une exposition
Le Japon, entre ouverture et repli : une histoire de cycles
Dans le bâtiment d'exposition moderne attenant à l'Abbaye de Daoulas, l'exposition "Des Samouraïs au Kawaii" déploie un parcours extraordinaire à travers les relations entre le Japon et l'Occident. La visite s'ouvre sur une impressionnante armure de samouraï. Cette silhouette guerrière incarne l'essence même du Japon féodal, où les samouraïs, apparus au dixième siècle, constituaient la caste la plus élevée de la société. L'éclairage savamment étudié fait scintiller les détails métalliques de l’armure et de ses accessoires, créant une atmosphère à la fois solennelle et mystérieuse.
À RETENIR : L'EXPOSITION EN BREF
- Lieu : Abbaye de Saoulas
- Thème : L'histoire des relations entre le Japon et l'Occident
- Fil conducteur : Les cycles d'ouverture et de fermeture
- Période couverte : Du 16e siècle à nos jours
- Particularité : Une scénographie qui mêle objets traditionnels et culture contemporaine
À proximité de l’armure, l'exposition présente des netsuke, ces petites sculptures d'ivoire qui servaient de contrepoids aux bourses attachées aux ceintures des kimonos. La finesse du travail et la délicatesse des détails témoignent de l'excellence artisanale japonaise.
Cette première salle pose les fondements du récit que l'exposition va dérouler : l'histoire d'un pays dont la trajectoire sera marquée par une alternance singulière entre périodes d'ouverture et de repli.
POINT CLÉ : LES SAMOURAÏS
- Apparition au 10e siècle dans un contexte de guerre civile
- Caste la plus élevée du Japon féodal
- Accession au pouvoir politique au 12e siècle sous l'autorité du shogun
- Code du bushidô basé sur la loyauté, le courage et l'honneur
- Port du daishô (wakizashi et katana), symbole de leur statut
La première ouverture : la rencontre avec l'Occident (1543-1641)
L'année 1543 marque un tournant dans l'histoire du Japon. L'archipel, jusqu'alors relativement isolé entre mer de Chine et océan Pacifique, s'ouvre aux influences étrangères. Les premiers navigateurs portugais tracent de nouvelles routes maritimes, établissant des comptoirs commerciaux en Asie du Sud-Est qui deviennent de véritables points de jonction entre les cultures occidentale et asiatique. Nagasaki émerge comme le principal port d'échange avec l'Occident, une position qui marquera durablement son histoire.
POINT CLÉ : LES PREMIERS CONTACTS
- 1543 : Ouverture du Japon aux influences étrangères
- Importance des comptoirs commerciaux en Asie du Sud-Est
- Rôle central du port de Nagasaki dans les échanges
- Une période courte mais intense (1543-1650)
Cette ouverture initie une révolution spirituelle majeure. En 1549, l'arrivée du jésuite François Xavier inaugure ce qu'on appellera le "siècle chrétien". La nouvelle religion connaît une expansion fulgurante, rassemblant 300 000 fidèles à la fin du 16e siècle, particulièrement autour de Nagasaki, ville portuaire bâtie en 1570 sur les terres d'un seigneur converti.
Cette période voit aussi une révolution militaire. L'introduction des armes à feu occidentales transforme radicalement l'art de la guerre japonais. Leur utilisation lors de la bataille de Nagashino s'avère décisive pour la victoire d'Ieyasu Tokugawa (1542-1616), qui parviendra à unifier le pays après sa victoire à Sekigahara en 1600.
Mais cette ère d'ouverture connaît une fin brutale. En 1587, le pouvoir interdit le prosélytisme chrétien. Des tensions croissantes, alimentées par les rivalités entre ordres religieux et un incident impliquant un navire espagnol, conduisent aux premières exécutions de chrétiens en 1597. En 1614, le christianisme est interdit, les missionnaires expulsés, les églises fermées. La révolte des paysans chrétiens de Shimabara (1637-1638) scelle définitivement le sort de cette première ouverture.
FOCUS : UNE SPIRITUALITÉ COMPLEXE
- Coexistence initiale du shintoïsme et du bouddhisme
- Introduction du christianisme en 1549
- Rapide expansion suivie d'une répression violente
- La religion comme enjeu de pouvoir politique
En 1641, le shogun décrète officiellement la fermeture du pays. Cette décision historique ouvre une nouvelle ère : le sakoku, période d'isolement volontaire qui façonnera profondément l'identité japonaise.
Le grand repli : le sakoku (1641-1853)
La lumière tamisée de la salle suivante semble elle-même évoquer l'isolement volontaire dans lequel le Japon s'enferme. La fermeture de 1641 est radicale : les Japonais sont menacés de mort s'ils tentent de quitter l'archipel. Seule une mince fenêtre sur le monde subsiste à travers l'île artificielle de Dejima, dans le port de Nagasaki, où les Hollandais protestants de la Compagnie des Indes orientales (VOC) conservent un précieux monopole commercial.
POINT CLÉ : DEJIMA, UNE FENÊTRE SUR LE MONDE
- Unique comptoir occidental autorisé
- Monopole commercial hollandais
- Point d'entrée contrôlé du savoir occidental
- Rôle crucial des traducteurs et médecins de la VOC
Paradoxalement, cette période de repli correspond à un extraordinaire épanouissement culturel. Edo (l'actuelle Tokyo) devient le centre économique et politique du pays, tandis que l'empereur et la noblesse demeurent à Miyako (Kyoto). La paix instaurée par les Tokugawa apporte deux siècles et demi de prospérité, donnant naissance à une société hautement sophistiquée.
Dans ce Japon replié sur lui-même, une nouvelle culture urbaine émerge. Les chônin, marchands et artisans des villes, s'enrichissent et développent leur propre esthétique : l'ukiyo-e, "l'art du monde flottant", s'exprime à travers les estampes et le théâtre kabuki. Cette effervescence artistique répond à une quête raffinée du plaisir et du divertissement.
FOCUS : LE "MONDE FLOTTANT" D'EDO
- Société urbaine sophistiquée
- Hiérarchie sociale stricte dominée par les samouraïs
- Émergence d'une culture marchande prospère
- Développement des arts populaires
La vie spirituelle, loin d'être étouffée par la fermeture du pays, trouve un nouvel équilibre. Le bouddhisme et le shintoïsme se mêlent intimement, les sanctuaires accueillant souvent les divinités des deux traditions. Le pouvoir des Tokugawa utilise habilement cette dimension spirituelle pour asseoir son autorité, tout en surveillant étroitement les grandes familles religieuses.
Cette période de repli volontaire forge une identité japonaise unique, où raffinement artistique et codification sociale stricte se répondent. Il faudra la menace des canons occidentaux pour forcer le Japon à sortir de cet isolement...
La réouverture forcée et la modernisation (1853-1912)
Un changement radical de scénographie marque l'entrée dans cette nouvelle section. L'installation spectaculaire de cubes suspendus portant gravures et photographies d'époque illustre le bouleversement que connaît alors le Japon. 1853 : quatre navires de guerre américains, les "bateaux noirs" du commodore Perry, mouillent dans la baie d'Edo. Leur message est sans ambiguïté : le Japon doit s'ouvrir au commerce, sous peine d'être attaqué.
POINT CLÉ : L'OUVERTURE FORCÉE
- 1853 : Ultimatum du commodore Perry
- 1858 : Traités "de paix, d'amitié et de commerce"
- Accords défavorables avec les puissances occidentales
- 1868 : Avènement de l'ère Meiji
Contraint de céder, le shogunat signe en 1858 des traités largement défavorables avec les grandes puissances occidentales. Cette humiliation précipite sa chute et permet le retour au pouvoir de l'empereur Mutsuhito en 1868. Commence alors l'ère Meiji - le "Gouvernement éclairé" - qui va transformer le Japon féodal en État moderne.
Dans cette course à la modernisation, la France joue un rôle privilégié. Les échanges s'intensifient : soie japonaise contre savoir-faire industriel français. L'arsenal de Yokosuka s'inspire de celui de Brest, des phares éclairent la baie de Tokyo, une école d'ingénieurs navals voit le jour. La transformation du pays est totale.
L'Occident découvre alors avec émerveillement la culture japonaise. Le "japonisme" naît en 1872 sous la plume du collectionneur Philippe Burty. Estampes et objets d'art envahissent le marché européen, influençant profondément les artistes impressionnistes et les nabis. En Bretagne même, l'école de Pont-Aven et les estampes d'Henri Rivière témoignent de cet engouement.
FOCUS : LE JAPONISME EN OCCIDENT
- 1867 : Première participation officielle à l'Exposition universelle de Paris
- Influence majeure sur les arts décoratifs et la peinture
- Collectionneurs et artistes fascinés par l'esthétique japonaise
- Rayonnement dans toute l'Europe
En quelques décennies, le Japon réalise une modernisation sans précédent. De pays féodal menacé par les puissances occidentales, il devient lui-même une nation moderne et ambitieuse, prête à s'affirmer sur la scène internationale...
Le repli militariste (1912-1945)
À l'aube du 20e siècle, la salle suivante nous plonge dans une période plus sombre. Le dragon rouge d'une affiche de propagande se déploie sur le mur, symbole menaçant d'un Japon devenu conquérant. Une fois les "traités inégaux" abrogés, l'ancien élève des Occidentaux s'affirme désormais comme une puissance impériale agressive.
POINT CLÉ : MONTÉE DU MILITARISME
- Émancipation des tutelles occidentales
- 1931 : Invasion de la Mandchourie
- 1937 : Attaque de la Chine
- 1940 : Occupation de l'Indochine française
L'influence française s'estompe au profit de l'Allemagne. La défaite de 1870 face à la Prusse n'est pas étrangère à ce changement : l'empereur admire le régime de Bismarck et son modèle d'un "pays riche, une armée forte". Malgré les efforts diplomatiques de l'ambassadeur Paul Claudel entre 1921 et 1927, le Japon se rapproche inexorablement de l'Allemagne.
La modernisation se poursuit pourtant, notamment dans le domaine aéronautique où la France apporte encore son expertise militaire. Mais la société japonaise en plein essor nourrit des ambitions expansionnistes. L'attaque de la Mandchourie en 1931, puis celle de la Chine en 1937, marquent le début d'une politique de conquête en Asie.
FOCUS : LA MARCHE VERS LA GUERRE
- Alliance avec l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie
- 1940 : Invasion de l'Indochine française
- 1941 : Attaque de Pearl Harbor
- 6 et 9 août 1945 : Bombardements d'Hiroshima et Nagasaki
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, le Japon, allié aux puissances de l'Axe, poursuit son expansion. L'occupation de l'Indochine française en 1940 précède l'attaque surprise de Pearl Harbor en décembre 1941. S'ensuit une guerre meurtrière dans le Pacifique qui ne s'achèvera qu'avec les bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Une fois encore, le Japon va devoir se réinventer. Mais cette fois, la défaite ouvre la voie à une transformation radicale de la société japonaise...
La renaissance et l'ouverture contemporaine (1945-aujourd'hui)
La dernière section de l'exposition s'illumine soudain de couleurs vives et de sons familiers. Le contraste est saisissant avec les salles précédentes. Un appareil photo Mamiya rappelle d'abord le "miracle économique" japonais : en à peine vingt-cinq ans, le pays, qui comptait pourtant 2 millions de morts et 4 millions de blessés, devient une puissance industrielle majeure.
POINT CLÉ : LA RENAISSANCE D'APRÈS-GUERRE
- 1945-1952 : Occupation américaine
- Reconstruction rapide et modernisation
- 1964 : Jeux Olympiques de Tokyo
- Innovation technologique (Shinkansen)
Les années soixante marquent le grand retour du Japon sur la scène internationale. En 1964, Tokyo accueille les premiers Jeux olympiques organisés en Asie. Le monde découvre un pays transformé, à la pointe de la technologie, symbolisé par le Shinkansen, alors le train le plus rapide au monde. L'Exposition universelle d'Osaka en 1970 et les Jeux olympiques d'hiver de Sapporo en 1972 confirment cette renaissance spectaculaire.
Mais c'est peut-être dans le domaine culturel que la nouvelle influence japonaise se fait le plus sentir. À la fin des années 1970, la télévision française diffuse Goldorak, véritable "cheval de Troie" d'une culture populaire qui va conquérir l'Occident. Dans l'exposition, une borne d'arcade Street Fighter côtoie des figurines colorées, témoignant de cette invasion pacifique.
FOCUS : L'EMPIRE DU SOFT POWER
- 1978 : Arrivée de Goldorak en France
- Explosion du manga et de l'animation japonaise
- Succès des jeux vidéo
- Culture kawaii globalisée
Les Français deviennent les deuxièmes consommateurs mondiaux de mangas après les Japonais. L'univers kawaii, incarné par des personnages comme Hello Kitty ou Pikachu, conquiert les jeunes générations. Le Japon contemporain réussit une synthèse unique : tout en conservant ses traditions, il rayonne mondialement par sa culture populaire.
Cette capacité à conjuguer tradition et modernité, à absorber les influences extérieures tout en préservant son identité, caractérise plus que jamais le Japon d'aujourd'hui. Des amateurs de haïkus aux fans de Dragon Ball, son influence culturelle n'a jamais été aussi diverse et profonde.
L'exposition s'achève ainsi sur ce nouveau "japonisme", différent de celui du XIXe siècle mais tout aussi fascinant. Le pays du Soleil-Levant, après avoir alterné ouvertures et replis, semble avoir trouvé un équilibre unique entre préservation de son identité et rayonnement mondial.
Conclusion : Une exposition remarquable sur les métamorphoses du Japon
L'exposition "Du Samouraï au Kawaii" à l'Abbaye de Daoulas réussit un pari ambitieux : retracer près de cinq siècles d'histoire à travers le prisme des relations entre le Japon et l'Occident. Sa force réside dans une scénographie particulièrement innovante qui fait dialoguer les époques : des armures de samouraïs aux bornes d'arcade, des vases cloisonnés aux figurines Goldorak, chaque objet raconte une facette de cette histoire complexe.
La qualité des pièces exposées mérite d'être soulignée : des netsuke finement ciselés aux kimonos somptueux, des masques Nô aux appareils photo qui ont conquis le monde, chaque artefact a été choisi avec soin pour illustrer son époque. L'exposition brille également par ses installations originales, comme ces cubes suspendus qui présentent documents et photographies d'époque, créant une immersion poétique dans le Japon de l'ère Meiji.
Le parcours chronologique, ponctué de panneaux didactiques richement documentés, permet de comprendre les grands basculements de l'histoire japonaise. Le fil conducteur des cycles d'ouverture et de fermeture s'avère particulièrement pertinent pour saisir la singularité de ce pays qui n'a cessé de se réinventer au contact de l'Occident, tout en préservant son identité profonde.
L'exposition réserve également une place de choix aux relations privilégiées entre la France et le Japon, depuis les échanges techniques de l'ère Meiji jusqu'à l'engouement actuel pour la culture nippone. Les sections consacrées au japonisme et à la culture populaire contemporaine montrent comment l'influence japonaise a profondément marqué l'imaginaire occidental.
Dans le cadre majestueux de l'Abbaye de Daoulas, cette exposition offre une exploration passionnante de la capacité du Japon à se transformer tout en restant fidèle à lui-même. Elle nous invite à réfléchir sur les échanges culturels qui façonnent notre monde globalisé, tout en suggérant qu'un nouveau cycle dans les relations entre le Japon et l'Occident est peut-être en train de s'écrire.
Informations pratiques
Abbaye de Daoulas, 21 Rue de l'Église, 29460 Daoulas, France
Dates de l'exposition : jusqu'au 1er décembre 2024
Horaires d'ouverture :
- Tous les jours de 10h30 à 19h00
Accessibilité :
- Site partiellement accessible aux personnes à mobilité réduite
Services :
- Librairie-boutique
- Café
- Parking gratuit
Visites guidées :
- Proposées régulièrement, renseignements à l'accueil
Contact :
- Téléphone : 02 98 25 84 39
- Email : abbaye.daoulas@cdp29.fr
Site web : www.cdp29.fr
