QUIMPER : LE CENTRE SANS MIROIR
Il y a des villes qui s'effacent sans bruit.
Pas sous les bombes, ni dans la boue d'un siècle révolu, mais lentement, dans le clignement des vitrines vides et des stores métalliques baissés.
Quimper fait partie de celles-là.
Depuis quelques années, le cœur de la ville change de peau.
On refait la voirie, on repeint les façades, on crée des pistes cyclables et des zones piétonnes.
Sur le papier, tout semble aller dans le bon sens : rendre la ville plus douce, plus respirable, plus accessible à pied et à vélo.
Mais à force d'effacer la circulation, on a aussi effacé quelque chose d'autre - le mouvement même de la vie.
Les travaux se succèdent, les barrières se déplacent, les accès se ferment.
Les automobilistes tournent, cherchent, renoncent.
Les piétons contournent les chantiers, les commerçants regardent la poussière s'installer sur leurs vitrines.
Et quand les pavés sont enfin neufs, quand les arbres sont plantés, quand les bancs sont posés, la vie ne revient pas toujours.
Elle hésite, elle contourne, elle file vers la périphérie - là où l'on peut encore se garer, là où les zones d'activité déroulent leurs parkings comme des tapis rouges.
L'été, le centre paraît plein, saturé de pas, de rires et d'appareils photo.
Mais derrière cette vitalité de façade, l'uniformisation gagne du terrain.
Quimper compte près de 1 700 commerces, dont 80 % concentrés en centre-ville.
Mais cette densité ne dit pas tout : plus de 40 % des vitrines de l'hypercentre relèvent désormais du commerce "touristique" - crêperies, chocolateries, boutiques de déco, cosmétiques ou souvenirs.
On ne manque pas de vitrines, mais de variété.
Les enseignes de l'art de la maison et de la beauté se multiplient, les crêperies se font face, les chocolatiers s'alignent.
L'équipement de la personne décline, les commerces de bouche du quotidien se raréfient.
Cette homogénéité polie façonne un centre à l'image des brochures touristiques : accueillant, rassurant, mais sans surprises.
Le centre n'est pas mort, il s'est simplement uniformisé - comme toutes les villes touristiques. Mêmes enseignes, mêmes logiques, mêmes produits, mêmes clients. Même sentiment de vide, de manque, d'oubli, dans le quotidien d'une vitrine hors saison.
Et dans cette répétition douce, c'est la vie locale qui s'efface la première.
Ce n'est plus un centre commerçant, c'est un paysage de consommation standardisée, sans aspérités, calibré pour plaire à tous et ne choquer personne.
La boutique indépendante ferme ; l’enseigne standardisée d’un réseau national de parfumerie ou de vapotage ouvre.
La boutique de fringues locale disparaît ; la boutique de déco prend sa place.
Place de la Terre au Duc, Jack & Jones a fermé cet été. Une nouvelle boutique de déco prendra bientôt sa place. Dans les années 70, à cet emplacement, se tenait un Codec. Trois générations, trois commerces, une même adresse.
Ce qui rend cette fermeture particulièrement révélatrice, c'est que le propriétaire maintient une seconde boutique Jack & Jones dans la galerie marchande d'Intermarché, en périphérie. Même enseigne, même propriétaire - mais un seul emplacement survit. Celui où les gens peuvent se garer. Celui où les flux se concentrent.
Cet exemple cristallise tout : la politique de voirie et de circulation n'a jamais été étudiée en fonction des flux réels. Les aménagements ont été pensés selon un modèle théorique, sans mesurer leur impact sur la fréquentation effective. Résultat : les commerces du centre meurent de raréfaction pendant que la périphérie prospère. Soit c'était voulu - et dans ce cas, c'est une mise en danger délibérée du tissu économique local. Soit c'était involontaire - et le refus d'étudier les flux révèle une forme d'incompétence doublée de dogmatisme.
Derrière chaque fermeture, il y a un loyer trop cher, un bail qui étouffe, un espoir que la rue ne tenait plus. Le marché de la location commerciale à Quimper reste tendu, avec des loyers en augmentation sensible dans certaines artères comme la rue Kéréon ou la rue du Parc. Cette pression économique pèse lourd sur les indépendants, souvent obligés de céder la place à des enseignes mieux armées financièrement. Cette réalité, peu évoquée dans les rapports locaux, est pourtant un moteur puissant de l'uniformisation.
Et derrière les chiffres qui semblent flatteurs - un centre dense, des vitrines pleines - se cache une autre vérité : celle d'un centre qui ne se parle plus à lui-même.
Les touristes y trouvent ce qu'ils attendaient ; les habitants, eux, ne s'y retrouvent plus.
À force de vouloir séduire, la ville a fini par s'uniformiser - et dans ce glissement doux, imperceptible, c'est le visage même de Quimper qui s'estompe.
Pourtant, aucune étude publique ne vient dire ce que cette transformation produit réellement.
Pas de projection économique, pas de bilan d'impact, pas même un chiffre consolidé sur la vacance commerciale du cœur historique.
Les rapports officiels énoncent des ambitions, des orientations, des diagnostics territoriaux, mais pas les conséquences concrètes.
On y parle de "dynamisation", de "mobilités douces", de "revitalisation des centralités".
On y parle rarement de la disparition d'un cordonnier, d'un libraire, d'une boulangerie, ou du silence d'une rue à dix-huit heures.
La politique urbaine quimpéroise semble s'être construite à l'aveugle, ou du moins sans miroir.
Une politique de conviction plus que d'observation.
Les pistes cyclables, les zones piétonnes, les espaces "apaisés" - tout cela fonctionne peut-être à Paris, à Lyon, à Nantes. Mais Quimper n'est pas une métropole. Son tissu urbain, ses distances, ses pratiques, son climat même, ne se prêtent pas aux mêmes solutions. Importer un modèle sans l'adapter, c'est confondre modernité et mimétisme. Les mobilités douces ne sont pas un dogme : elles doivent être un outil au service d'un territoire, pas un totem politique placardé pour rassurer une base électorale ou cocher une case dans un programme.
Et personne ne demande : qui utilise réellement ces pistes cyclables en novembre sous la pluie ? Combien de commerçants ont perdu 20 % de chiffre d'affaires depuis la piétonnisation ? Combien d'habitants du centre ont renoncé à y habiter parce qu'ils ne peuvent plus s'y garer ?
Ces questions ne sont pas réactionnaires. Elles sont nécessaires.
Il y a d'ailleurs un point dont personne ne parle, mais que les piétons vivent chaque jour : l'arrivée des mobilités douces s'accompagne d'un nouveau lot d'incivilités. Vélos sur les trottoirs, trottinettes qui slaloment entre les passants, cyclistes qui grillent les feux, ignorent les passages piétons, roulent à contresens. L'espace public, au lieu de s'apaiser, se hiérarchise autrement : le piéton, jadis prioritaire, se retrouve désormais contraint, entravé, emboîté par ces nouveaux usagers qui investissent un territoire qui ne leur était pas destiné.
Quimper imagine même importer un "code de la rue" directement inspiré d'Hidalgo, comme si les réalités parisiennes et quimpéroises étaient interchangeables. Mais ce code ignore superbement ce que tout piéton constate : ces nouveaux usages génèrent de nouvelles tensions, de nouvelles insécurités, de nouvelles frictions. Le politique refuse de le reconnaître. Le piéton, lui, le subit.
La boucle du dogme est bouclée : on transforme la ville au nom d'un idéal de mobilité douce, mais on ferme les yeux sur les effets réels de cette transformation. On importe un modèle, on refuse d'en mesurer les conséquences, et on disqualifie ceux qui osent pointer les dysfonctionnements.
Le réaménagement de la gare de Quimper est, à ce titre, exemplaire. Tout a été pensé pour décourager la voiture : suppression des places de stationnement, disparition de la zone de dépose-minute, plots installés pour empêcher tout arrêt. Résultat : ceux qui viennent chercher ou accompagner quelqu'un à la gare n'ont d'autre choix que de se garer illégalement sur les voies de bus, créant un chaos quotidien. Un parking payant a été aménagé, mais l'idée même qu'on puisse avoir besoin de s'arrêter trois minutes pour déposer une valise semble avoir été évacuée du schéma.
Ce n'est plus de l'urbanisme, c'est de l'idéologie appliquée. On a remplacé le bon sens par la morale, la fluidité par la contrainte. Ce qu'on présente comme un progrès n'est souvent qu'une forme d'écologie punitive, où le citoyen n'est plus un habitant mais un usager à discipliner. Et quand la réalité résiste - quand les gens continuent à venir en voiture parce qu'ils habitent à quinze kilomètres, qu'il pleut, qu'ils ont des bagages, ou qu'ils sont en famille - on ne remet pas en question le modèle. On installe des plots.
Les travaux de voirie, la réduction des parkings, la création d'espaces "apaisés" - tout cela repose sur une idée juste : celle d'une ville qui respire.
Mais une ville peut respirer et se vider dans le même mouvement.
Les futures Halles gourmandes de La Glacière, lancées à l'automne 2025 (7,4 millions d'euros), doivent symboliser le renouveau du commerce de proximité.
Un marché moderne, lumineux, tourné vers les produits locaux et les circuits courts.
On y espère des charcutiers, des poissonniers, des artisans, des tables ouvertes.
Mais la réussite de ce projet dépendra de sa capacité à ne pas devenir un décor de plus.
L'authenticité ne se décrète pas : elle s'éprouve, elle se vit, elle s'incarne.
Et pour qu'elle existe, encore faut-il qu'il reste des habitants, des usages, des rythmes quotidiens.
Autour, la galerie Kéréon se réinvente, la place Saint-François se refait une beauté.
Tout semble avancer.
Mais l'équilibre reste instable : comment attirer sans exclure, et redynamiser sans effacer ce qui faisait la texture du centre ?
Le commerce de proximité n'est pas qu'un maillon économique.
C'est un maillage social, un tissu vivant.
Là où il se défait, la ville perd sa chaleur.
Quimper manque aujourd'hui d'un miroir - un outil d'évaluation, de mesure, de retour d'expérience.
Combien de commerces ont réellement fermé depuis 2020 ?
Combien ont rouvert ?
Quels effets ont eu les réaménagements de la voirie sur la fréquentation, sur le chiffre d'affaires, sur la vie de rue ?
Ces données existent peut-être, quelque part, mais elles ne circulent pas.
Et sans elles, la politique urbaine devient un pari.
Un pari mené avec conviction, mais sans boussole.
L'uniformisation du centre n'est pas une fatalité.
Elle résulte d'un empilement de choix rationnels - moderniser, apaiser, embellir - qui finissent, ensemble, par produire un paysage sans aspérités.
Un centre propre, calme, désirable.
Mais une ville, ce n'est pas qu'un décor.
C'est aussi du bruit, du désordre, de la friction.
C'est la surprise d'un commerce qui ne ressemble à rien, la rencontre fortuite d'un artisan, l'odeur du pain chaud à sept heures.
Ce qu'il manque à Quimper, ce n'est pas seulement des parkings.
C'est une respiration partagée entre ceux qui y vivent et ceux qui y passent.
Un équilibre entre le commerce de destination et celui du quotidien.
Une cohérence entre la beauté du cadre et la vérité de ce qu'on y trouve.
Les politiques de la ville doivent cesser de dessiner à l'aveugle : on ne planifie pas la vie comme on trace une piste cyclable.
Il faut regarder, compter, écouter, comprendre - avant de refaire.
Quimper n'est pas morte. Mais elle s'endort doucement dans sa propre beauté. Et si personne ne la réveille - avec des chiffres, des questions, du courage politique - elle finira par devenir ce qu'elle redoute le plus : une ville-décor, impeccable et vide, où les habitants ne seront plus que des figurants de leur propre vie.
Jean-Fabien Leclanche
Repères
1 700 commerces à Quimper
Environ 80 % sont situés en centre-ville, dont près de 40 % dans le périmètre touristique.
La densité commerciale reste élevée mais l'offre se concentre autour des secteurs restauration, décoration, beauté et produits régionaux.
Vacance commerciale et uniformisation
Le centre reste dense mais perd en diversité : recul de l'habillement indépendant, progression des enseignes de cosmétique et de restauration, disparition progressive des commerces de bouche du quotidien.
Aménagements cyclables et voirie
Le budget 2024 prévoit environ 5,1 M€ pour les quais de l'Odet et les nouvelles pistes cyclables - un investissement important, mais dont l'impact sur la fréquentation et la vitalité commerciale du centre reste à évaluer.
Pôle gare et parvis multimodal
Chantier engagé depuis 2020, en cours d'achèvement. Réaménagement complet du parvis, suppression quasi-totale du stationnement libre, création d'un parking payant et de voies bus/cycles.
Aucun bilan d'usage ou d'impact publié à ce jour.
7,4 millions d'euros pour les futures Halles gourmandes
Le chantier de la Glacière, lancé à l'automne 2025, doit devenir le nouveau pivot du commerce alimentaire de proximité. Livraison prévue fin 2027.
Aucune étude d'impact publiée
Aucune évaluation économique complète sur les effets de la piétonnisation et de la réorganisation de la voirie n'a, à ce jour, été rendue publique.